Programme dirigé par Anne Corneloup et Hervé Doucet
Au début de l'ère moderne, l'emploi du mot « citation », longtemps réservé au domaine juridique (assignation à comparaître), commence à migrer vers le sens courant aujourd'hui (fragment emprunté à un auteur de référence). Ainsi entendue, la citation ne perd pas pour autant, loin de là, sa portée légale. Elle assume bien entendu une fonction légitimante : parce que sa provenance est illustre, elle fait autorité et, corollairement, c'est sur elle qu'on s'appuie pour étayer sa propre autorité, jusqu'à l'auto-citation, auto-légitimation. Ainsi par exemple : les citations savantes de Michel-Ange par les maniéristes florentins constituent une affirmation de toscanité, non seulement stylistique mais aussi politique ; inversement, les citations ironiques voire blasphématoires du même Michel-Ange, peintre sacré, par Caravage, agiront comme déclaration - discrète, cryptée - de liberté individuelle face aux contraintes post-tridentines.
Les problèmes que pose la citation ont été amplement étudiés en littérature (depuis Antoine Compagnon dès 1979 jusqu'à Laurence Rosier, spécialiste du discours rapporté, et à plusieurs récents colloques, e.g. Sorbonne Nouvelle en 2005). En histoire de l'art, c'est loin d'être le cas, bien que quelques propositions très récentes aillent dans ce sens (travaux monographiques de Maurice Brock, colloque dirigé par Christian Heck en 2007 pour la période précédente et parmi d'autres notions). L'historien de l'art pratique quotidiennement le repérage de motifs empruntés à d'autres par les artistes qu'il étudie. Mais, par-delà nos pratiques « spontanées », la citation, dans les arts visuels, est une notion qui reste, très largement, à éclairer. On s'y emploiera par le biais de cette question : quelle est, en art (peinture, architecture, sculpture, gravure, cinéma, installations...), l'autorité de la citation ?
- Quels sont les marqueurs de la citation, équivalents des guillemets en littérature, et, partant, quand l'historien de l'art est-il habilité à désigner tel motif comme citation volontaire ?
- Dans quelle mesure l'auteur de la citation source est-il, par l'emprunteur, mis en exergue ? ou au contraire voilé ? voire volé, moyennant l'effacement des marqueurs mêmes (les implications de cette dernière hypothèse jusque dans le monde juridique actuel étant évidemment fortes) ?
- Dans quelle mesure les métamorphoses d'une citation, à commencer par son simple transport et par sa transcription dans d'autres médiums, font-elles de l'emprunteur un inventeur, auteur à part entière ?
- Une fois qu'on en a identifié la prégnance, quelles sont, surtout, les visées de la citation ? Qui est censé la repérer et sur qui, donc, veut-elle agir ? A quelles fins : poétiques, politiques, religieuses, de propagande, exégétiques ? De quelle autorité se fait-elle le véhicule ?
Les contributions en histoire de l'art proprement dite devraient couvrir un champ chronologique large : depuis le Moyen Age (quand la citation relève encore du remploi, de la formation stylistique des écoles, cela n'excluant pas les prémices d'une attitude consciente dans la recherche de légitimation), jusqu'aux XXe-XXIe s. (lorsque, à la fin de l'ère moderne et avec la post-modernité, la citation devient envahissante, le phénomène s'emballe et semble tourner à la manie), en passant par la longue modernité. Dans cette chronologie, le XIXe éclectique marquera certes un temps fort, s'il est vrai qu'on y élève la citation au rang de règle (notamment en architecture, où l'Ecole des beaux-arts contraignait les étudiants à procéder à des collages plus ou moins subtils, preuve de leur culture... et d'un enseignement bien suivi). Mais l'idée d'un usage autoritairement scolaire de la citation, là comme tout au long de la modernité sans doute, fut aussi contestée, et dépassée.
Notre investigation de la citation visuelle devrait se dérouler sur deux journées d'études, que nous souhaitons ponctuer régulièrement d'interventions venant de représentants d'autres disciplines. Ceux-ci apporteraient ainsi un éclairage sur l'analyse et la théorisation de la notion dans leur champ propre - historiens bien sûr, littéraires, chez qui la théorie de la citation et de l'intertextualité en général est déjà ancienne et affirmée, philosophes, musicologues, juristes. Ceci, dans l'optique d'échanger des outils d'analyse, d'en déplacer, d'en emprunter, pour l'historien de l'art en particulier, chez qui ce terrain reste à défricher.