Des questionnements de retour au sein des sociétés européennes
L’invasion du territoire ukrainien par l’armée russe, à partir du 24 février 2022, a brutalement réintroduit au sein des sociétés européennes les inquiétudes propres à la guerre, que le continent n’avait plus connues depuis un quart de siècle et, à cette échelle et intensité, depuis la fin du second conflit mondial[1]. Si un tel conflit pose aux gouvernements des principales puissances européennes des problèmes d’ordre géostratégique (sur les modalités de l’aide militaire apportée à l’Ukraine ou sur la gestion de l’approvisionnement des marchés mondiaux en blé, par exemple), les opinions publiques de ces mêmes États se sont montrées davantage sensibles au sort de la population ukrainienne en de telles circonstances. Cette empathie imaginative (Lynn Hunt[2]) à l’égard des victimes civiles de la guerre s’est accrue significativement avec la découverte les 1er et 2 avril de charniers à Boutcha et Irpine, signes de très vraisemblables crimes de guerre perpétrés par les troupes russes, qui viennent rappeler que les opérations militaires s’accompagnent fréquemment de violences à l’égard des civils sans lien direct avec les nécessités tactiques et stratégiques qui s’imposent aux armées. Parallèlement à ce constat, les piètres performances martiales des forces russes dans les premières semaines de la guerre ont pu être expliquées[3] par des problèmes de discipline au sein de cette armée, prenant la forme de désertions, de dégradations plus ou moins délibérées du matériel de guerre ou de beuveries, ce qui interroge sur le lien entre les comportements individuels de désobéissance et l’efficacité opérationnelle d’une force armée.
Un objet d’étude récemment investi par les historiens
Si l’actualité internationale récente attire ainsi l’attention sur les turpitudes individuelles et collectives des combattants, celles-ci sont également devenues un objet d’étude en soi du fait des évolutions historiographiques récentes de l’histoire militaire. S’écartant un peu de ses questionnements opérationnels et institutionnels les plus classiques à partir des années 1970, celle-ci a depuis lors aspiré à saisir l’expérience combattante, c’est‑à‑dire l’ensemble des réalités qui composent la vie quotidienne de ceux qui font et vivent la guerre, notamment à la suite du travail séminal de John Keegan[4]. Cette ambition a inspiré un long mouvement de diversification des objets d’étude constitutifs du fait militaire au cours du dernier demi-siècle, intégrant notamment à celui-ci de nouvelles populations, comme les combattants défaits[5], ou de nouveaux moments, comme les entrées en guerre[6]. Comme en témoignent les principales synthèses récentes relatives à ce champ d’étude[7], cet élargissement du spectre des objets légitimes de l’histoire militaire a conduit au cours des deux dernières décennies à diriger le regard des historiens vers les actes interdits ou illégaux, moralement répréhensibles ou simplement contraires aux consignes données par les supérieurs hiérarchiques, que l’on peut réunir ici dans le syntagme d’illégalismes militaires[8]. Cette évolution a ainsi amené les historiens à accorder une attention particulière aux violences commises par les soldats[9], à la désertion[10], à la réglementation des comportements militaires et notamment des usages du temps libre[11], à l’encadrement moral des combattants, qu’il soit religieux[12] ou idéologique[13], ainsi qu’à la mise en place et aux pratiques de la justice militaire[14].
De l’histoire militaire, de l’histoire des pouvoirs, de l’histoire de la justice
Dans la continuité de ces orientations, le présent projet vise à explorer les formes particulières que peuvent prendre les illégalismes au sein et à la périphérie de la société militaire. À ce titre, il porte notamment sur
- Les violences perpétrées par les forces armées sur des populations civiles, que celles‑ci soient amies ou ennemies, en temps de guerre ou en temps de paix,
- Les actes d’insubordination, allant du refus isolé d’obéir à la mutinerie de grande ampleur, en passant par les violences individuelles contre des supérieurs hiérarchiques,
- La désertion, qu’il s’agisse d’un refus de rejoindre l’armée – pour les populations soumises à des obligations de service –, ou du départ de celle-ci sans autorisation,
- L’ivrognerie et la consommation illégale de substances psychoactives de toutes natures, les violations des règles établies relativement au recours à la prostitution au sein de la société militaire, l’usage de modalités d’approvisionnement non-autorisées,
- La négligence sous toutes ses formes, que ce soit dans l’entretien ou l’usage du matériel militaire, dans la communication d’informations potentiellement sensibles, ou dans la garde de points vulnérables ou stratégiques.
Le projet ambitionne également de s’intéresser aux moyens mis en œuvre pour lutter contre ces comportements, soit
- Les normes s’imposant aux combattants, qu’il s’agisse d’impératifs religieux ou moraux ou de droit positif, général ou spécifique aux forces armées,
- Les institutions en charge de la répression de ces comportements, aussi bien pour leur identification et pour l’arrestation des suspects que pour leur jugement,
- Les peines infligées aux soldats ayant eu un comportement jugé inacceptable, la publicité de celles-ci et l’éventuelle réinsertion des condamnés dans la société militaire ou la société civile,
- Les stratégies de prévention des illégalismes mises en œuvre par les armées, que ce soit par l’entraînement des troupes, le déploiement de dispositifs de propagande dirigés vers les soldats ou la distribution de récompenses aux combattants vertueux.
Un séminaire du laboratoire ARCHE, un ouvrage collectif
Pour explorer ces différents aspects de la question, ce projet prendra la forme d’un séminaire rattaché à l’axe n°4 du laboratoire ARCHE, intitulé Autorité, Liberté, Contrainte. Les séances de ce séminaire se tiendront durant les deux semestres de l’année universitaire 2023-2024, chaque séance pouvant donner lieu à deux communications, ainsi qu’à une demi-journée d’études en novembre 2023. Un ouvrage collectif sera tiré de ces travaux, soit sous forme de la simple publication des actes du séminaire, soit sous forme d’un ouvrage thématique réunissant des textes retravaillés à cette fin.