Représenter la nature. Arts, sciences et techniques de l'âge classique au positivisme

Présentation

Représenter la nature. Arts, sciences et techniques de l'âge classique au positivisme

À la veille de la Révolution, dans un des articles de son Dictionnaire des Beaux-Arts, l’académicien Claude-Henri Watelet s’efforçait de préciser les qualités qui, selon lui, distinguaient un dessin inventif et expressif dépassant la simple imitation mécanique du modèle. Pour bien se faire comprendre, il prenait pour exemple le recours aux procédés du calque : « [...] La facilité mécanique que présente l’opération de calquer, est assez souvent mise en usage par les personnes qui, n’ayant point de connaissances réelles et manquant de la facilité de dessiner, croient suppléer à ce talent indispensable dans tous les Arts du dessin, sans se donner la peine de l’acquérir [1]. » Or, selon Watelet, l’imitation fidèle et minutieuse devait être réservée aux illustrations servant à l’étude de l’histoire naturelle. Dans ce cas, l’intérêt des objets à imiter légitimait pleinement leur reproduction exacte. Ainsi, dans l’article « Fidélité », il précise encore sa pensée :

La fidélité la plus minutieuse devient le premier des devoirs quand on dessine ou peint quelques objets de la nature pour servir à l’étude de l’histoire naturelle. On demande alors l’imitation la plus exacte, & non de l’intérêt, ou plutôt cette exactitude est alors le plus grand intérêt dont ces objets soient susceptibles.

Plus les objets qu’on peint se trouvent dénués de mouvement, d’action & d’expression, plus la fidélité dans les détails devient indispensable.

Cette fidélité consiste alors principalement dans l’exactitude des formes, de la couleur & dans la représentation des accidens [2].

On voit bien, ici, comment Watelet contribue à l’amorce d’une histoire connue, celle des différents modes de rejet de la mimèsis au nom de l’art véritable. Un rejet qui a comme corollaire l’idée que l’artiste authentique n’a pas à imiter la nature, mais à créer selon son propre fonds. Cela dit, en déduire, comme l’académicien le suggère fortement, que l’illustration scientifique est toujours entièrement fidèle et soumise aux apparences du monde semble bien réducteur.

Le recours à un mode de représentation naturaliste est évidemment un des meilleurs moyens de convaincre le lecteur ou le spectateur de l’exactitude, de la fidélité et de la neutralité de l’image qui lui est proposée. Or, si la restitution « scientifique » des données observées devrait a priori viser à la plus grande objectivité, il convient de poser la question de ce que cela implique, tant au niveau des images produites que des dispositifs de vision sur lesquels elles se fondent. Alors que Malebranche avait loué les vertus cognitives de la perception simple, vive, claire et évidente d’un objet [3], la camera obscura, avec ce qu’elle supposait de stabilité et de fixité de la part de l’observateur, semblait fournir une assise objective aux observations, et, à ce titre, était utilisée par les illustrateurs scientifiques au même titre que d’autres « prothèses visuelles [4] » comme les microscopes ou les télescopes. Un siècle plus tard, le mythe de la photographie comme image exacte et naturelle, émancipée de toute contingence technique, s’inscrirait dans le prolongement de cette histoire [5] ; on sait d’ailleurs sa place dans l’image scientifique, notamment à partir du moment où elle a été capable d’enregistrer ce qu’il est impossible de voir à l’œil nu, de l’infiniment grand à l’infiniment petit.

Faut-il rappeler cependant que la question de l’imitation n’a cessé, tout au long de l’âge classique et jusqu’à la fin des Lumières, de croiser celle de l’electio, c’est-à-dire du choix des meilleurs morceaux, puis de leur assemblage en un beau de réunion permettant de compenser les imperfections de la nature ? Un autre académicien, le peintre Joshua Reynolds, a donné une formulation très claire de ce principe dans son troisième discours prononcé devant la Royal Academy, le 14 décembre 1770. Persuadé lui-aussi que la perfection de l’art ne consistait point dans une imitation pure et simple, il avait encouragé les jeunes artistes à apprendre à discerner ce qui est difforme dans la nature, affirmant alors que « [...] toute la beauté et la grandeur de l’art consiste [...] dans l’aptitude à s’élever au-dessus de toute forme singulière, de toute mode locale, de tout ce qui n’est qu’exception et détail [6] ». Il serait d’ailleurs aussi facile que fastidieux de multiplier les exemples analogues, sans d’ailleurs que la notion même de « nature » s’en trouve très éclairée [7]. Il nous importe plutôt de souligner que cette volonté esthétique de dégager la représentation artistique du rendu du singulier, de l’accidentel, de l’exception et du détail, a pu affecter, quoi qu’en dise Watelet, jusqu’aux illustrations naturalistes elles-mêmes, chaque fois que le particulier y a été subordonné au général et l’individu à l’espèce [8].

Partant de ce constat, ce séminaire voudrait se situer dans une problématique générale qui, ainsi que l’indique son sous-titre, arts sciences et techniques de l’âge classique au positivisme, vise à confronter l’évolution des connaissances scientifiques et des techniques à celle de l’art, des idées et du goût. Au reste, le titre complet joue sciemment sur la multiplicité du sens : « représenter », si l’on s’en tient au Dictionnaire de l’Académie française dans sa 4ème édition (1762), signifie exhiber, exposer devant les yeux. À cet égard, « représenter la nature » renvoie aux collections savantes, aux cabinets d’histoire naturelle ou aux jardins d’acclimatation qui connaissent des évolutions significatives au cours de la période. Toujours dans le même dictionnaire, le deuxième sens est de « mettre dans l’esprit, dans l’idée », de « rappeler le souvenir », et l’on se doute que la médiation par les discours et par les images avec lesquelles ils interagissent constituera un axe essentiel de notre réflexion. Du reste, on pense alors à un autre sens de « représenter », à savoir « figurer par le pinceau, par le ciseau, par le burin, &c.». Enfin, pour nous en tenir là, les académiciens admettent que « représenter » peut aussi signifier « être le type, la figure de quelque chose », ce qui rejoint finalement ce que nous notions plus haut à propos du « général » et de l’ « espèce ».

Ainsi, l’objectif de ce séminaire est d’interroger ce que « représenter la nature » a pu impliquer, des Lumières au positivisme, en terme de savoirs, d’interactions entre des textes et des images, entre des savants et des illustrateurs, mais aussi en termes de coûts, de compétences techniques, de circuits de diffusion et de réception, que ce soit à propos de publications scientifiques qui visaient un petit nombre de spécialistes, que ce soit à propos d’ouvrages de vulgarisation destinés à un public élargi. Nous espérons que ce thème, suffisamment riche et ouvert, permettra à ces séances de devenir un lieu d’échanges entre universitaires, conservateurs et chercheurs qui pourront y confronter leur méthodologie, leurs pratiques et leurs expériences personnelles. Le calendrier des séances apparaîtra très prochainement sur le site internet de l'EA Arche.

Isabelle Laboulais et Martial Guédron

Programme 2016-2017

Programme 2015-2016

« Visualisation des savoirs scientifiques et techniques »

Un séminaire partagé organisé par Fanny Kieffer , Isabelle Laboulais, Martial Guédron et Olivier Poncer.
Un partenariat entre la Haute école des arts du Rhin et la Faculté des sciences historiques.

 

15 décembre 2016
Fanny Kieffer (Université de Strasbourg)
« Le dessin naturaliste au temps des premiers jardins botaniques en Italie »
Écouter l'intervention en ligne (site de la HEAR) 

19 janvier, 18h - Auditorium, HEAR Strasbourg
Alexander Neuwahl (Florence, musée Léonard de Vinci)
« Portraits de machines, Léonard de Vinci et les ingénieurs de la Renaissance »
Écouter l'intervention en ligne (site de la HEAR)

26 janvier, 18h - Auditorium, HEAR Strasbourg
Thomas Morel (Artois University)
« De la boussole à la carte : comprendre les productions cartographiques des géomètres souterrains (XVIIe-XVIIIe) »
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2 février, 18h - Auditorium, HEAR Strasbourg
Claude Nuridsany (cinéaste indépendant)
« Grandeur du minuscule : une aventure de la perception »
Écouter l'intervention en ligne (site de la HEAR) 

9 mars, 18h - Auditorium, HEAR Strasbourg
Jens Harder (auteur dessinateur indépendant)
« The evolution on paper : About two comic’s books. "Alpha . Directions" and "Beta . Civilisations". »

27 avril  - Auditorium, HEAR Strasbourg
Christophe Degueurce (Maison-Alfort, musée Fragonard)
« Les modèles clastiques du Docteur Auzoux »

Sauf indication contraire, les séances auront lieu à l’auditorium de la HEAR, 1 rue de l’Académie à Strasbourg (bâtiment principal) à 16h30

09 novembre 2015
Mechthild Fend (University College de Londres)
« Dessiner le cadavre ‘ad vivium’. Les illustrations de Gérard de Lairesse pour L'Anatomia humani corporis (1685) de Govard Bidloo »
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14 décembre 2015
Francesco Panese (Université de Lausanne)
«"Les degrés de jouissance qu'offrent l'étude de la nature et la connaissance de ses lois". Épistémologie esthétique dans le Cosmos d'Alexander von Humboldt »
Écouter l'intervention en ligne (site de la HEAR) 

Le 18 janvier
Aude Therstappen (BNUS)
« Les images du voyage. Représentation de la nature dans l'atlas de lithographies de Christian Friedrich Mylius »
Écouter l'intervention en ligne (site de la HEAR)

8 février 2016
Marie Thébaud-Sorger (CNRS-Centre Koyré)
« Rendre visible la transformation des "éléments" au XVIIIe siècle : capturer l’air, maitriser le feu »
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21 mars 2016
Jonathan Simon (Université Claude Bernard, Lyon 1)
« Le règne minéral dans les collections au dix-huitième siècle »
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25 avril 2016
José Beltran Coello (Institut universitaire européen - Florence)
« L’image comme forme d’érudition: les papiers du Père Plumier, 1646-1704 »
Écouter l'intervention en ligne (site de la HEAR)

9 mai 2016
François Place, (Auteur, illustrateur)
« Atlas des géographes d’Orbæ, aux sources de l’imaginaire d’un travail d’auteur et d’illustrateur »
Écouter l'intervention en ligne (site de la HEAR) 

23 mai 2016
Christophe Carreau (Scientific Visual & Graphical Production Coordinator, Directorate of Science and Robotic Exploration, SRE-A, European Space Agency)
« Lorsque la réalité dépasse la fiction : vers un mariage de raison »
Écouter l'intervention en ligne (site de la HEAR) 

Programme 2014-2015

Mardi 18 novembre 2014, à 14h30, salle Fustel de Coulanges
Samir Boumediene (Max Planck Institut)
« Représentations du surnaturel. Le visible et l'invisible en Amérique espagnole (XVIe-XVIIIe siècles ) »

Mardi 20 janvier 2014, à 14h15, salle 141
Marie-Noëlle Bourguet (université Paris 7 – Diderot)
« "À la vue des choses" : notes de voyage et représentations de la nature chez Alexander von Humboldt »

Jeudi 05 février 2015, à 15h30, salle 141
Emmanuelle Sempère (université de Strasbourg)
« Savoirs scientifiques et imagination littéraire : les plantes sensibles de Tiphaigne de la Roche »

Mardi 17 mars 2015, à 14h30, salle Fustel de Coulanges
Nathalie Vuillemin (université de Neuchâtel)
« Représenter l’invisible : stratégies de mise en scène des êtres microscopiques »

Jeudi 9 avril 2015, à 15h30, salle 141
Pierre Martin (université de Poitiers)
« Collection et représentation : le cabinet du Dr Ruysch »

Mardi 12 mai 2015, à 14h30, salle 141
Gaëtane Maës (université de Lille 3)
« La mort et le vivant dans l’image naturaliste (XVIIe -XVIIIe siècles) »

Jeudi 21 mai 2015, à 13h30, salle 141
Jérôme van Wijland (Académie nationale de médecine, Paris)
« Papiers découpés et représentation du vivant à l'époque moderne »

Programme 2013-2014

19 septembre 2013
à partir de 15h15, salle 143, Palais universitaire
Claude Blanckaert (CNRS - Centre A. Koyré)
Le genre, la race et... la science. Les métamorphoses de la ‘Vénus hottentote’. 

15 octobre 2013
A partir de 14h15, salle 143, Palais universitaire
Laurent Baridon (Université de Lyon 2 – LARHA)
La Carte vivante du restaurateur de Grandville : représenter la nature de la société parisienne autour de 1830.

21 novembre 2013
A partir de 15h, salle 143, Palais universitaire 
Barbara Stentz (Université Paul Valéry Montpellier) 
Expression des émotions et sciences. L'exemple de la douleur figurée selon le genre et la race.

3 décembre 2013
A partir de 14h15, salle 143, Palais universitaire
Rafaël Mandressi (CNRS - Centre A. Koyré)
Les éloges des savants de Félix Vicq d’Azyr : médecine, rhétorique et histoire.

28 janvier 2014
A partir de 14h15, salle 141, Palais universitaire
Valérie Chansigaud (CNRS – SPHERE)
Le « milieu » dans les images naturalistes (1800-1940).

11 février 2014
A partir de 14h15, salle 141, Palais universitaire 
Charlotte Guichard (CNRS – IRHIS) 
Le statut de la description au XVIIIe siècle. 

18 mars 2014
A partir de 14h15, salle 141, Palais universitaire
Gilles Montègre (Université de Grenoble – LARHA)
Science, littérature et antiquariat dans l’Italie du XVIIIe siècle. 

1er avril 2014
A partir de 14h15, salle 141, Palais universitaire 
Lucienne Strivay (Université de Liège) 
Sur la taxidermie au XVIIIe siècle.  

13 mai 2014
A partir de 14h15, salle 141, Palais universitaire
Yasmine Marcil (Université de Paris 3) 
Le discours sur l'inoculation dans les périodiques : Le Mémoire de La Condamine en France et en Italie.

3 juin 2014
A partir de 14h15, salle 141, Palais universitaire 
Florence Catherine (Université de Strasbourg – UMR 3400) 
Représenter la nature dans les œuvres savantes d’Albrecht von Haller. 

Programme 2012-2013


[1] Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Levesque, Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières : beaux- arts, Paris, Panckoucke, 1788, t. 1, article « Calquer & calque », p. 89. Un an plus tôt, Jean-François Féraud, dans son Dictionnaire critique de la langue française, avait donné la définition suivante : « Calque est un trait léger d’un dessein qui a été calqué ; et calquer, c’est contre-tirer un dessein, en passant une pointe sur les traits, afin qu’ils s’impriment sur du papier ou de la toile, ou sur une planche de cuivre. Prendre un calque ; calquer un dessein, une estampe » (Marseille, Jean Mossy Père et fils, 1787, vol. 1, p. 344). Ajoutons qu’on employait alors des papiers très fins, comme le papier serpente, mais aussi du papier huilé ou du papier vernis, qui faisaient office de papier calque.

[2] Ibid., p. 290.

[3] Nicolas Malebranche, « De la méthode », Œuvres, nouvelle édition par Jules Simon, Pris, Charpentier, 1842, p. 482.

[4] Paul Virilio, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988, p. 20.

[5] François Brunet, La naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000.

[6] Sir Joshua Reynolds, Discours sur la peinture, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1991, p. 55.

[7] Rappelons qu’Arthur O. Lovejoy a recensé dix-huit acceptions différentes de ce terme pour le seul xviiie siècle ; Arthur O. Lovejoy, « Nature as Aesthetic Norm », Essays in the History of Ideas, Baltimore, The John Hopkins Press, 1948, p. 69-78.

[8] Pour reprendre les termes de Philippe Junod, in Chemins de traverse : essais sur l’histoire des arts, Paris, Infolio, 2007, p. 111.